vendredi 8 juillet 2016

Le cas Lohengrin


Mardi, au lieu du Lohengrin de Milan 2012, nous eûmes celui de Munich 2010, célèbre surtout pour la prise de rôle du beau Jonas Kaufmann en Lohengrin, son premier Wagner complet, et les premiers temps de son association avec Anja Harteros, autre Deutsches Wunder de la décennie. Et vocalement, c'est un festin, que je ne suis pas sûr que nos deux héros sauraient répéter aujourd'hui, soit dit en passant. Dans ces deux voix, il y avait une pureté, une vie, un cristal saisissant. Avec sans, un Wolfgang Koch impeccable en puissant instrumentalisé, et une Michaela Schuster elle aussi en belle forme vocale pour une incarnation vénéneuse. Nagano, impeccable à son habitude, ne nous soulève pas de notre siège, mais laisse la musique se faire, même si ça a tendance à être dans un mezzoforte continu.

Mais bien sûr, c'est de la mise en scène semi-moderne de Jones que je voudrais surtout parler. Elle est très lisible et simple, en somme: ça commence avec Elsa qui fait, littéralement, les plans de son foyer rêvé, évidemment métonymie de son homme parfait. Et puis, dans une salle des fêtes quelconque, il y a des gens du Brabant (ils ont tous un costume avec un B, on peut pas se tromper -- mais à la fin ils seront tous habillés comme Lohengrin), un héraut télévisé perché sur une chaise d'arbitre (Nikitin, d'ailleurs, mais on n'y pense pas), un roi d'emblée un peu dépassé, et une Elsa qui cache sa détresse en s'affairant frénétiquement, bravache. Mais dès qu'on l'interrompt, sa détresse éclate. Telramund a un beau costume et des courtisans, il se prend très au sérieux. A la fin du premier acte, Lohengrin paraît, équivalent contemporain d'un chevalier en armure étincelante: beau gosse au jogging brillant, portant son cygne dans les bras, prompt à donner un coup de main à la construction de la maison, surpuissant et élégant dans le combat. Mais assertif comme dans les visions les plus traditionnelles, attentionné mais inflexible.

La construction du couple se matérialise dans celle de la maison suivant les plans initiaux d'Elsa, et, à la fin, c'est dans cette maison que la scène nuptiale a lieu, à l'issue de laquelle Lohengrin met le feu au lit conjugal (jamais servi) et au berceau (moins encore). C'est pouquoi j'appelai cette mise en scène "semi-moderne": elle est très littérale, ou plutôt très traditionnelle quant à la nature divine de Lohengrin, la pureté d'Elsa minée par le doute, l'honnêteté benête de Telramund... C'est le Lohengrin de Louis II de Bavière, celui des légendes médiévales, ce qui nous laisse, franco, avec le malaise profond de ce supposé droit divin qui force une jeune fille à l'épouser en échange de sa défense ; lui interdit de lui demander son nom ; l'humilie en public à plusieurs reprises (mais la mise en scène fait d'au moins une d'entre elles une aparté, redonnant du crédit à l'idée d'un Lohengrin délicat et aimant); l'abandonne à sort, elle, et aussi le royaume et l'empire qu'il était venu sauver...
Ce choix de littéralité chez Jones nous laisse entier le mystère de Lohengrin (je ne dis pas que c'est plus mal), son ambiguïté que d'aucuns trouveront normalement incompréhensible. Du coup c'est une mise en scène dans laquelle le grand travail créatif consiste "seulement" à renouveler les codes pour nous raconter exactement la même histroire à laquelle nous sommes habitués, mais sans les couches accumulées de folkore Neuschwansteinien. D'autres choix sont possibles -- l'inhumanité malade mentale, souffrante de Guth (que je comptais projeter ce soir là, mais comme son spectacle arrive à Paris en janvier, il semble qu'on préfère ne pas le regarder en vidéo avant) ; l'abus pervers de la crédulité d'enfants bagarreurs chez Konwitschny ; le mystificateur/charlatan chez Herheim ; l'artiste incompris (et odieux) chez Lehnhoff. Pour ma part, je ne peux lire le livret sans m'empêcher de penser que Lohengrin est en fait un espion hongrois, chargé de destabiliser l'adversaire, et qui y parvient avec merveille.

Plus que d'autres opéras, Lohengrin me semble au coeur de la question du cas Wagner: si vraiment nous prenons pour argent comptant que Lohengrin est un héros divin, Elsa une pure jeune fille qui ne peut s'élever au-delà de sa faible nature femelle, Ortrud une vilaine sorcière, nous sommes aux prises avec un Wagner assez détestable, et très adoré. Celui de Louis II, je le disais. Pour ma part, il me semble que l'ambiguïté du texte, littéral et musical, ne permet pas cette lecture simpliste, conte-et-légendesque. De même Siegfried n'est pas le héros aryen, Sachs n'est pas le Wagner parfait, Parsifal n'est pas la pureté même...

Il n'y a qu'à Wagner qu'on impose cette absence de distance par rapport à ces héros. A Verdi, à Shakespeare, à Hugo, à Racine, à Rostand même, on n'inflige pas l'idée (ridicule) que tel héros, parce qu'il se donne comme héros, est effectivement légendaire, épique voire épopique (TM), vertueux, divin. En ce sens, je comprends ceux qui dénoncent le wagnérisme comme un religion: ils ne font qu'observer les attentes liturgiques d'un certain public, d'ailleurs bien représenté dans la critique. Amis humanistes, en vérité je vous le dis: on peut aimer (et jouer) Wagner autrement, et on le fait. 




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